Chapitre 9

Dooly mange du fromage avec l’écuyer

Personne ne dormit beaucoup cette nuit là, car le temps fraîchissait sans cesse. Pour Jonathan, une toile de voile toute détrempée dans laquelle s’enrouler n’entretenait qu’une vague ressemblance avec un lit bien chaud, mais mieux valait une couverture mouillée que pas de couverture du tout, comme il ne tarda guère à s’en apercevoir. Ils eurent, le professeur et lui, une longue conversation à propos des étoiles, et l’obscurité du petit matin leur permit de désigner les constellations – ici une ourse, là un élan, ailleurs ce qui leur parut un visage souriant, chaussé de lunettes – qui tournaient très, très lentement dans le ciel nocturne.

À l’est, un long fleuve d’astres, si proche qu’il luisait telle une éclaboussure neigeuse, se perdait dans le néant. Wurzle l’appelait la Voie Lactée, un nom familier, et pour cause, au fromager, qui se demanda quelles impressions on glanerait au fil de son courant, quels vastes océans profonds et changeants s’ouvriraient à son embouchure, quelles créatures étranges nageraient dans ses défilés ou s’ébattraient sur ses hauts-fonds. Plus il y songeait, moins il goûtait la perspective d’un voyage pareil. Déjà, ce vieil Oriel lui suffisait – voire le dépassait.

Jonathan était le seul éveillé quand le soleil se manifesta. La lueur écarlate lui rappela aussitôt l’aube où il était assis sur un rondin, près du moulin, à jeter des cailloux dans le fleuve et à regarder passer les crapauds. On aurait dit que cela remontait à un an, et non à deux semaines. Il espéra que le temps serait assez chaud pour tout sécher. Au sec, au chaud et bien nourri, un individu normalement constitué n’avait aucune raison de se plaindre de sa situation. Un bon livre et un fauteuil confortable auraient ajouté à sa satisfaction, bien sûr, mais ils étaient loin, aussi loin que Havreville et que ce rondin du haut duquel on pouvait observer la croisière des crapauds. Au lever du soleil, il s’endormit et rêva – il cinglait vers la mer, à la poursuite du chapeau de Gilroy Bastable que le vent faisait caramboler sur la berge, toujours à sa portée et toujours hors d’atteinte.

Lorsqu’il s’éveilla, l’astre du jour était haut dans le ciel. Il devait être neuf heures, environ. Des flaques brillaient partout sur le pré, mais l’Oriel avait, pour l’essentiel, regagné son lit. Branches cassées, buissons déracinés et autres débris apportés par l’inondation étaient logés dans la ramure des cotonniers, des aulnes et des rares saules qui ponctuaient la prairie. Plus loin, en contrebas, le fleuve coulait comme si de rien n’était et qu’il n’avait rien fait d’autre que vaquer à ses occupations au cours des dernières vingt-quatre heures. Au-dessus d’eux, vers le sud et Maremme, les arbres isolés et les bosquets finissaient par former une véritable forêt, dense et secrète, qui escaladait les contreforts embrumés des Hautes Terres elfiques.

Le professeur dormait, adossé à un tronc d’arbre. À mi-chemin du fleuve et des débris du radeau, Dooly paraissait vouloir grimper à un aulne en catimini. Il se hissait sur une branche basse, battait des jambes, puis se laissait retomber à terre et s’accroupissait en jetant un coup d’œil vers l’Oriel. Enfin, il attrapa une branche, se rétablit, et atteignit bientôt la cime d’où il se mit à surveiller les environs.

Devant ce drôle de comportement, le fromager résolut de tendre l’oreille lui aussi et perçut bientôt, venu de l’aval, un air qu’on fredonnait, ainsi peut-être qu’un chant. Il attendit, tout ouïe. À l’évidence, le chanteur se rapprochait, car on entendait mieux la mélodie. Le fromager discernait presque les paroles de sa ritournelle quand deux silhouettes, allant d’un bon pas malgré la boue, surgirent au détour du marchepied – Jonathan avait entendu les bateliers appeler ainsi la route riveraine.

C’étaient des camelots, il en avait la certitude – de ceux que les enfants de Havreville surnommaient les bonshommes de gelée. De fait, ils portaient des paniers remplis de mûres et de grosses pommes vertes peu avares en pépins. Ils étaient l’un et l’autre chargés comme des bourricots.

On aurait juré des copies des différents camelots venus à Havreville pour vendre des marmelades et des confitures voilà quelques années de cela. D’ailleurs, aux yeux de Jonathan, ils se ressemblaient presque tous – chapeau pointu digne d’un elfe, jambes graciles, long nez et lèvres prêtes à se fendre d’un large sourire. Quelle que fut la saison, on ne les voyait qu’en pantalons courts et chaussettes de laine. Exception faite de leur taille, on les aurait pris pour des elfes. Ceux-ci, bien sûr, sont plus grands d’une bonne tête et beaucoup trop mystérieux pour arpenter une route en chantant des refrains absurdes. L’un des camelots fredonnait tout fort, presque à hurler, tandis que son compagnon chantait d’une voix claire et haut perchée :

 

J’ai mon panier plein de baies, tralala

Et je clame ma gaieté, tralala

Parce que le soleil brille,

Parce que les oiseaux trillent

Et qu’je suis un joyeux drille, tralala.

 

Jonathan se dit que les camelots s’y entendaient pour ce qui était de fabriquer des confitures ou cueillir des fruits, et que ce devaient être des gens très fréquentables, au fond, mais qu’ils faisaient de méchants poètes. De fait, dès que le premier en termina, le second prit la relève et déclama une strophe de son cru.

 

À les manger je m’apprête, tralala

Avec du bon miel des crêtes, tralala

Et d’la crème toute dorée

Aux reflets des plus rosés

Et ça m’réjouit le palais, tralala.

 

Il acheva ce derniers vers en iodlant si fort son « tralala » que Jonathan en fut encore plus gêné que de ses rimailleries.

Le fromager résolut d’attirer coûte que coûte l’attention des nouveaux venus ; il s’agissait d’une part d’expliquer leur situation de naufragés et d’autre part d’étudier le contenu de ces paniers, qui, sous le soleil, semblait des plus appétissants. Pommes et baies n’ont pas d’ordinaire leur place sur une table de petit déjeuner, mais, quitte à choisir entre des fruits et des fromages, mieux vaut réserver les seconds, pour fabuleux qu’ils soient, à un repas plus tardif.

Alors qu’il amorçait un geste du bras et ouvrait la bouche pour crier, les deux camelots l’avisèrent sur sa butte. Aussitôt, ils entamèrent une discussion animée et lui firent eux aussi des signes. Ils étaient à deux mètres de l’arbre de Dooly lorsque l’espion, dans un fracas de branches brisées et avec un cri de dément, bascula de son perchoir et s’écrasa au sol. Il se releva derechef et courut vers Jonathan qui, Wurzle à ses côtés, observait les camelots stupéfaits : il redoutait qu’ils ne prissent Dooly pour un fou, et leurs jambes à leur cou, avec ces beaux paniers.

En vérité, les camelots restèrent perplexes durant un bref instant. Puis, voyant que l’autre les fuyait et ne constituait en rien une menace, ils se contentèrent de hausser les épaules et de gravir la pente dans son sillage.

« Salut, salut, salut ! » s’exclama l’un des deux arrivants – celui qui s’était laissé entraîner par son chant. « Les voici donc. Le fromager et deux amateurs de fromage. Non, plutôt trois. Il y a un animal parmi les décombres. Une merveilleuse créature de la haute vallée. »

Jonathan se disposait à décliner ses nom et qualité quand il s’avisa soudain qu’il n’en avait nul besoin. Chose curieuse, on le savait fromager. D’abord Milo le Magicien, ensuite ces camelots. À croire que tout le monde était au fait du voyage qu’ils effectuaient, ses compagnons et lui. « En effet », dit-il donc, faute de trouver une réponse adéquate.

Le professeur, en revanche, s’inclinait, jouait du chapeau et acquiesçait à tout, tel un charlatan qui vendrait de l’élixir à des dévotes. Dooly s’accroupit derrière lui, souriant de toutes ses dents. Ensuite il lui donna un coup dans le dos et lui désigna le bord du fleuve, où s’avançaient deux nouveaux camelots ; l’un était gras comme une baleine, l’autre ne cessait de danser et de gambader. Eux aussi portaient des paniers de provisions. Celui du gros débordait de pains, longs et blancs ou ronds et bruns. Il y en avait assez pour nourrir douze personnes, voire le double, même si Jonathan constata qu’il n’arrêtait pas de s’en emplir la bouche comme s’il pelletait du charbon. Le fromager trouva – un peu injustement – qu’il ressemblait à une pyramide croisée avec une avalanche. Sa tête poussait sur ses épaules sans laisser la moindre place à un cou, et ses joues étaient si rondes que son crâne paraissait s’effiler sous son chapeau pointu. Quelque part au-dessous de la taille, il avait des jambes, mais, à une telle distance, confondues qu’elles étaient par ses pantalons amples, elles lui conféraient une démarche glissée des plus comiques. On croyait voir une collinette qui se serait éveillée à la vie pour cambrioler une boulangerie.

Les deux premiers camelots sortirent de leurs paniers de grandes toiles huilées à motif floral, qu’ils secouèrent dans le vent et entreprirent d’étendre par terre.

« Excusez-moi, dit Wurzle. Je suis le professeur Artémis Wurzle ; je vous présente mon bon camarade Dooly et, ainsi que vous devez déjà le savoir, Jonathan Bing, le fromager de Havreville. »

Durant cet intermède, les deux camelots s’interrompirent et l’écoutèrent avec respect. « Nous sommes des poètes, dit le camelot au chapeau vert. Vous nous avez peut-être entendus approcher. » Il fit un clin d’œil au professeur puis au fromager, comme pour dire : « Sacré talent, non ? » Mais les camelots sont, bien sûr, des gens très humbles et n’auraient jamais pensé à se jeter des fleurs.

« Oh, oui, dit Jonathan. On aurait dit une épopée. Il y en a davantage ?

— Pas pour le moment, dit Chapeau Jaune. Mais ce n’est que partie remise. On est frappé de temps en temps, comme… comme…

— Par une pierre en plein front, intervint son compagnon.

— Voilà. Par un coup sur la tête. C’est ça, la beauté de la poésie. Elle vole sur les ailes du vent.

— Cela ressemble à ce qu’on appellerait l’inspiration, dit le professeur avec obligeance.

— Tout à fait, convint Chapeau Jaune. Vous l’avez bien résumé en un mot. Et on ne sait jamais quand elle va frapper. Regardez. » Le camelot s’écarta un peu, une étrange lueur joua dans ses yeux. « Tornades tard levées qui de la mer venez ! Hurlez-vous à l’envi, criez-vous votre furie des viles mauvaisetés du Bois des Gobelaids ? Vous égosillez-vous, cruels ermites fous, telles des bêtes de jade…» Il allait et venait, une main au front, l’autre décrivant de grands gestes. Dooly en resta bouche bée, Wurzle hocha la tête avec sérieux, et Jonathan craignit que le camelot ne se ridiculisât. « Telles des bêtes de jade… Diable, des bêtes de jade, et puis quoi ? demanda Chapeau Jaune à l’autre camelot.

— En manque de camarades ?

— Bien sûr que non.

— D’un pays d’asclépiades ?

— Je n’ai pas à endurer tes plaisanteries ! cria Chapeau Jaune qui jeta un regard courroucé à son compagnon de route. Telles des bêtes de jade…» reprit-il en s’éloignant, tout à son poème.

Jonathan se demanda tout haut si le vers introuvable ne risquait pas de venir au camelot à l’improviste, pendant le petit déjeuner, car il avait lu que G.Smithers recommandait de manger en de telles circonstances. L’homme au chapeau vert s’en déclara persuadé et entreprit de disposer les couverts sur les nappes. Il semblait juger que « d’un pays d’asclépiades » contribuait de façon significative au poème qui se poursuivait non loin de là, et il le marmonna une ou deux fois.

L’expression « telles des bêtes cuirassées » descendit jusqu’à eux, du haut de l’éminence sur laquelle Chapeau Jaune s’était assis. Mais l’arrivée des deux autres mit un terme à son travail de composition. Le camelot pyramidal dévorait ce qui semblait bien être un pain de seigle.

« Écuyer ! clama Chapeau Vert. Donnez-moi donc ce panier, Écuyer ! » L’écuyer, sans doute dur d’oreille, continua d’agripper le panier et d’attaquer sa miche à pleines dents. « Et voilà, Sonde-un-Buisson ! reprit Chapeau Vert. Il a fallu que tu lui laisses le pain, et maintenant il en a mangé la moitié ! Tu sais bien qu’il ne devait porter que les assiettes et les tasses.

— Il a refusé, répondit le pauvre Sonde-un-Buisson. Il a dit qu’il voulait le regarder, histoire de vérifier qu’il n’était pas moisi. Ensuite il en a pris un, comme quoi c’était le sien, qu’il était rassis et qu’il allait s’en assurer. Puis il n’a plus voulu le lâcher, il a décidé de les goûter tous, et il a dévoré tout au long du trajet. C’est la vérité, M. Bufo, la vérité vraie. »

M. Bufo, le poète au chapeau vert, essaya de desserrer les doigts de l’écuyer, crispés sur l’anse. « Écuyer Myrkle ! hurla-t-il. On doit l’économiser, ce pain. Il y a des gens affamés, ici. Permettez-moi de vous présenter nos aimables voyageurs. Ça va bien, vous pouvez le poser. » Bufo tirait sur le panier, mais l’écuyer, le regard dans le vague, semblait y être collé à la glu. « Juste là, sur cette nappe. Écuyer, voici M. Bing, fromager de son état, et le professeur Wurzle, le célèbre explorateur. Voici encore M. Dooly, dont vous connaissez le grand-père. »

Jonathan en resta interloqué. Le professeur prit un air avisé, comme s’il trouvait là une preuve supplémentaire des divers phénomènes étranges qui accablaient la contrée. Dooly faillit parler de son papi, mais il n’en eut pas le temps, car Bufo se mit à enguirlander l’écuyer Myrkle qui reprenait son manège.

« Vous voyez cet animal ? lui hurla-t-il dans le tympan. Il est entièrement fait de fromage ! »

L’écuyer laissa choir le panier et se dirigea d’un pas lourd vers Achab qui, jusque-là, gisait immobile. À l’approche de ce mastodonte, il se redressa et s’étira, permettant ainsi à l’autre de découvrir la fausseté de certaine assertion récente.

L’écuyer, qui semblait au bord des larmes, tomba sur son séant au centre de la nappe. Jonathan s’émerveilla de constater qu’à part sa taille, nettement diminuée, il avait le même aspect assis que debout. « Fromage ! » s’écria le camelot, abattu, en secouant la tête, sur quoi Achab s’avança pour le renifler.

« Voilà ! » fut l’exclamation qui leur parvint. Le poète les rejoignit en dévalant le versant de sa butte d’une démarche à la fois périlleuse et conquérante que soulignait une gestuelle très théâtrale. « Vous égosillez-vous, cruels ermites fous, telles les bêtes sauvages du pays des fromages ?

— J’aime assez, dit Bufo. Oui. Ça sonne.

— Je le crois. Merci beaucoup de ta suggestion, Écuyer, dit Chapeau Jaune. Tu es un merveilleux compagnon. »

Mais ces compliments laissèrent de marbre l’écuyer qui tapotait le crâne d’Achab d’un air absent. « Fromage ! cria-t-il. Un peu de fromage pour le pauvre écuyer ! Le pauvre écuyer se languit de fromage ! »

Jonathan en fut bouleversé. En tant que seul fromager présent, il lui semblait que ces cris s’adressaient à lui, et il ne put faire autrement que d’ouvrir un baril et d’en sortir un fromage dont il rompit un morceau. « Tenez », dit-il.

L’écuyer s’inclina de fort civile façon et dit : « Merci. » Puis il se tourna vers Achab et poursuivit : « Un gentil maître. Toujours un fromage à sa portée pour l’écuyer. L’écuyer va le rendre riche. L’écuyer va manger ce fromage, à présent. » Ce qu’il fit, sans oublier de le partager avec Achab. Tous deux devinrent bientôt de très bons amis. Dooly décida de leur tenir compagnie ; tous trois composaient un tableau si touchant que, bien des années plus tard, Jonathan et le professeur parlaient encore de cette expédition comme de celle où Achab et Dooly avaient mangé du fromage avec l’écuyer.

Le reste du groupe se joignit à eux, et on ne causa guère pendant le quart d’heure que dura ce petit déjeuner. Les baies sauvages, aussi douces, aussi grosses que le pouce de l’écuyer, teignirent les visages et les barbes d’une vive couleur pourpre. Les pains, légers et blancs, épais et bruns, disparurent comme par enchantement, ainsi que deux des fromages rescapés. Jonathan envisagea même d’ouvrir un baril de fromages aux raisins secs, mais se ravisa. Ceux-là, réservés au négoce, ne lui appartenaient plus en propre depuis que le maire Bastable les avait achetés au nom des citoyens de Havreville, à la veille du départ en voyage.

Les camelots, remarqua Jonathan, aimaient manger plus encore que les habitants de la haute vallée, aussi stupéfiant que cela pût paraître ; et leur conversation, réduite à l’essentiel, ne les portait guère qu’à comparer les mérites des bières blondes et brunes, des tartes et des gâteaux. Le fameux nain Ackroyd était tenu pour le meilleur des boulangers – du fait surtout de ses pains d’épice – et même les camelots admirent que leurs propres artisans, pourtant extraordinaires à leur façon, ne lui arrivaient pas à la cheville. Seul Dooly, qui devait ignorer la réputation du nain, s’inscrivit en faux contre cette assertion. Selon lui, il y avait un pays, dans les îles Merveilleuses, où les pains à la cannelle poussaient sur les arbres et où l’on pouvait jeter toutes les croûtes qu’on voulait sans craindre de gaspiller. C’était du moins ce que son papi lui avait raconté.

Jonathan fut pris d’embarras pour Dooly, car les récits du vieux papi lui semblaient trop farfelus pour que des inconnus les prissent pour vrais. Mais, à sa grande surprise, les camelots hochèrent la tête, et Bufo souligna avec sa poésie coutumière qu’une miche de pain manufacturée par un mortel ne pouvait espérer rivaliser avec une autre, issue du four de Mère Nature. Jonathan se demanda si l’autre était philosophe, diplomate, ou s’il ajoutait foi aux arbres à pain du grand-père de Dooly, mais il se trouva au bout du compte que cela importait peu, car la conversation dévia soudain quand Bufo se leva et alla d’un pas languide examiner les décombres de leur embarcation.

« Votre radeau a des problèmes, dit-il en le sondant d’un bâton. Je ne me risquerais pas à voguer avec ça sur la mare de l’écuyer, sans parler d’affronter l’Oriel.

— Qui vogue sur ma mare ? » demanda Myrkle. Il écrasait de petites groseilles entre deux doigts en essayant de projeter les pépins à travers le cercle qu’il formait du pouce et de l’index de sa main libre. « À partir de maintenant, il faudra qu’ils m’en demandent la permission. Ça ira pour le moment, mais la prochaine fois ils devront me donner des billes. Et plus question de chasser mes canards. »

Chapeau Jaune prit un air exaspéré et, avec un clin d’œil à Jonathan, vrilla un doigt sur sa tempe. Bufo le rabroua d’un regard noir, puis dit à Myrkle : « Il n’y a plus personne sur ta mare, Écuyer, depuis que ces sales gobelins ont débarqué sur ton île samedi dernier. »

L’écuyer lui jeta un pépin et gloussa. « Les gobelins sont bêtes. Ils ont la tête pleine de poussière et de toiles d’araignée.

— Des gobelins ? s’enquit le professeur. Je doute fort que vous en voyiez beaucoup par chez vous. Vous devez vivre trop près des terres elfiques, non ?

— Il n’y en avait pas, jusqu’à ces dernières semaines, répondit Chapeau Jaune. À présent, ils dévastent les vergers et entrent chez les gens la nuit pour leur remplir les chaussures. Une poignée d’entre eux est allée canoter sur la Mare de Myrkle et mettre le feu à la barque de l’écuyer. Mais ils ont eu encore plus chaud quand il les a attrapés.

— Bien joué, l’écuyer ! s’écria Jonathan.

— Bien joué, l’écuyer ! hurla l’intéressé en jetant un autre pépin à Bufo. L’écuyer les a enfermés dans ses souterrains. Ils nettoient le poisson.

— Ils n’ont que ce qu’ils méritent, dit le professeur. Mais qu’est-ce que vous pensez de cette embarcation, M. Bufo ? En triste état, comme vous dites. Du fait d’une malencontreuse collision avec un arbre. » Wurzle, bien sûr, regorgeait d’idées pour rapetasser le vieux radeau et repartir sur l’Oriel.